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Traduction Française du livre de Philippe Herbet : “Les filles de Tourgueniev” édition limité de 500 copies

Les Filles de Tourguéniev
Philippe Herbet

Nous nous baladons dans le centre de Moscou, préférant les rues calmes, les passages. Au hasard. Nous entrons dans des cours où règne un temps suspendu ; je fais des clichés d’elle. On reprend, dehors, sous le soleil. Les lilas embaument. Il me semble que nous évoluons dans un rêve.
Un homme et une jeune femme marchent dans l’infini des rues de Moscou, un dimanche éternel. Nous ne pourrons sans doute pas retrouver ce chemin, cette suite de rues enchantées. Lilas. Printemps. Soleil. Lumière. Sourires. Ombres. Chuchotements. La chevelure brune d’Anastassia. Nastia. Настя.

*

The Turgenev girls

(1) We walk around in the centre of Moscow, preferring the quiet streets, the side walkways. Aimlessly. We enter courtyards where time is suspended; I take pictures of her.
We set off again, outside, in the sunshine. The fragrance of lilacs fills the air. It feels as if we were moving around in a dream.
A man and a young woman are walking in the endless maze of Moscow Streets, on an unending Sunday. We probably will not find this trail again, this succession of enchanted streets. Lilacs. Spring. Sunshine. Light. Smiles. Shadows. Whispers. Anastassia’s brown hair. Nastia. Настя.

*

Les jours se confondent : mardi, mercredi, jeudi? Une agréable sensation de se perdre dans le temps. Avant-hier – sans doute -, je m’étais baigné avec Anya dans un des étangs du domaine de Tourguéniev. Il faisait chaud, c’était grisant.

Ensuite, nous étions allés chez sa mère, non loin. J’avais découvert un vaste appartement où la vie semblait se retirer peu à peu. Sa mère était absente, nous avions pris le thé. Anya m’avait montré les albums de photographies de famille où les images se croquent, se fanent, se décolorent, disparaissent peu à peu. Mais tout est encore là. Quelque chose de tragique se dégageait de ces pages tournées, ces souvenirs d’une vie. Mariages. Naissances. Vacances. Des parents déplacés ou déportés en Sibérie, que l’on voit une fois tous les deux ou trois ans lors d’un grand voyage d’été. Puis, plus rien.
Mais Anya est là.

*

(2) Days mix up: Tuesday, Wednesday, Thursday ? A soft feeling of getting lost in time. The day before yesterday – I think – I had swum with Anya in one of the ponds of the Turgenev property. It was hot, it was exhilarating.
Then we had visited her mother, not far away. I had discovered a large apartment from which life seemed to be withdrawing little by little. Her mother was away, we had had some tea. Anya had shown me the family photo albums in which pictures wrinkle, fade away, lose their colours, gradually vanish. But everything is still there. Something tragic emanated from those pages, those memories of a lifetime. Weddings. Births. Holidays. Parents displaced, or deported to Siberia, whom you meet once every second or third year during a long summer trip. Then, nothing anymore.
But Anya is there.

*

C’est un trajet de lignes droites infinies, de part et d’autre de notre équipage, une végétation dense d’énormes buissons et d’arbres. La route semble être envahie de tous côtés. Je m’assoupis, sombre dans un sommeil de plomb, comme les autres passagers. Lors de mes réveils intermittents, je vois toujours cette même route que l’Ikarus parcourt avec une lenteur inouïe.
Finirons nous par arriver? Où allons nous?

(3) It is a journey of infinite straight lines; on each side of our carriage, a thick vegetation of huge bushes and trees. The road seems to be invaded on all sides. I doze off, then sink into a heavy sleep, like the other passengers. When I occasionally wake up, I keep seeing this endless road which the Ikarus covers at an incredibly slow pace.
Shall we get there at last? Where are we going?

*

Mon grand-père maternel habite de l’autre côté du lac, dit-elle. A quatre-vingt-cinq ans, il vit toujours dans sa maison, une isba typique de notre Russie. Chez lui, une fois la porte franchie, je me sens dans une autre époque : une étagère sculptée remplie des oeuvres des grands littérateurs russes, une commode ancienne, une machine à coudre de marque Singer, un immense poste récepteur en bois, avec des touches blanches pareilles à celles d’un piano et deux gros boutons de part et d’autre.
Je me rappelle un après-midi où j’étais restée seule avec lui, c’était pendant les vacances de Pâques, il y avait un arc-en-ciel. Il écoutait la radio, assis dans son fauteuil, sans rien dire. À un moment, il s’est assoupi et j’ai alors osé tourner le gros bouton des ondes vers les noms de villes lointaines, Berlin, Vilnius, Prague, Hilversum, Tachkent… Craquements, bribes de musiques de paroles, de mots. J’avais eu l’impression que c’étaient des fantômes, des âmes errantes, qui voulaient me transmettre des messages.

(4) My maternal grandfather lives on the other side of the lake, she says. At 85, he still lives in his house, a typical isba of our Russia. In his house, after crossing the doorstep, I feel as if in another era: a carved shelf covered with the works of the great Russian authors, an antique chest of drawers, a Singer sewing machine, a huge wooden radio receiver with white keys similar to those of a piano and two big knobs on either side.
I remember being alone with him one afternoon, it was during a Easter holiday, there was a rainbow. He was listening to the radio, sitting in his armchair, not saying a word. At some point, he dozed off and I dared turn the big knob to the wavelengths of faraway cities, Berlin, Vilnius, Prague, Hilversum, Tashkent… Crackles, snatches of music, speech, words. I had had the feeling that they were ghosts, wandering souls that wanted to pass on some messages to me.

*

De joyeux zakouskis agrémentent une nappe fleurie posée à même le sol. Julia me demande de déboucher la bouteille de Саперави qu’elle avait apportée et dont elle semble prendre grand soin. Elle sert le vin dans des gobelets de l’ère soviétique. Un liquide épais, un rouge intense. Julia me dit, un brin solennelle, que cette bouteille date d’il y a quinze années, son mari vivait alors ses derniers jours…
Le vin ravive les souvenirs et les coeurs, dit-on. Nous portons un toast à l’amour. Julia le boit bu “cul sec”, à la russe. Quant à moi, je me laisse surprendre par l’acidité du vin et surtout par son arôme de cerise d’Itxassou. Ainsi, le Pays Basque vient me faire une visite en douce au bord de ce lac perdu du Nord. Je le lui dit et nous rions.

(5) Colourful zakuskis brighten up a flower napkin placed on the bare ground. Julia asks me to open the bottle of Саперави she brought with her and which she seems to look after carefully. She pours the wine in cups from the Soviet era. A thick liquid, an intense red. Julia tells me, somewhat solemnly, that the bottle dates back to fifteen years ago, her husband was then living his last days …
Wine revives memories and hearts, they say. We drink a toast to love. Julia drinks it bottom up, in the Russian style. As for me, the acidity of the wine, and above all its Itxassou cherry flavour takes me by surprise. So the Basque country comes to visit me on the quiet on the shore of this isolated Northern lake. I tell her so and we start laughing.

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Le temps d’un mois à Magadan, Ira squatte un appartement de l’autre côté de la rivière. Elle m’invite pour des thés avec des blinis au sucre ou à la confiture; et même pour dîner de mets simples et délicieux. Je me sens un peu comme son “homme”… ou son père.
À 22 heures au plus tard, je pars, me mêle aux chiens errants avant de retrouver ma chambre à l’hôtel. Hôtel Magadan. Tout est Magadan à Magadan.

(6) During one month in Magadan, Ira squats a flat on the other side of the river. She invites me for tea and blinis with sugar or jam; and even for dinner with simple and delicious dishes. I feel a bit like her “man” … or her father.
I leave at 10 p.m. at the latest, mixing with stray dogs until I reach my hotel room. Magadan hotel. Everything is Magadan in Magadan.

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Il règne une chaleur tropicale dans l’appartement où nous buvons un thé brûlant, en laissant s’échapper l’orage.
L’embellie est arrivée assez vite, nous sortons alors pour nous promener dans cette petite ville perdu en Extrême orient russe, Oussouriisk.
Irina et Irina, la meilleure amie d’Irina, avaient passé les années turbulentes – et pourtant bien sages en ce qui les concerne – de l’adolescence ensemble. Ces deux Filles de Tourguéniev, comme elles aiment à le souligner, aiment les petites robes à pois.

(7) There is tropical heat in the apartment where we drink hot tea, waiting for the storm to blow away.
The bright spell came rather fast, we leave for a walk in this small isolated town in the Russian Far east: Oussouriisk.
Irina and Irina, Irina’s best friend, had lived the turbulent – yet very well-behaved as far as they were concerned – years of adolescence together. These Turgenev girls, as they like to call themselves, are fond of little polka-dot dresses.

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C’est l’acmé du printemps, tu es à Tambov, quelque part au centre de la Russie. La chose la plus importante du moment est de t’allonger dans cette herbe accueillante, au bord du cours lent de la rivière. Alors, tu écoutes les oiseaux, regardes les flocons des peupliers voltiger dans l’air – neige d’été songes-tu. Tu en suis un, au hasard. Très vite, tu vas haut dans le ciel. Peut-être que tu t’égareras jusqu’à l’un de ces nuages de beau temps. Tu seras nuage. Plus haut encore.

(8) It is the peak of spring, you are in Tambov, somewhere deep in the centre of Russia. The most important thing for you at present is to lie down in the welcoming grass alongside the slow flow of the river. Then you listen to the birds, you look at the willow flakes fluttering in the air – summer snow, you think. You keep track of one of them, at random. Soon, you are high in the sky. Maybe you will stray away as far as those clouds of fine weather. You will be cloud. Higher still.

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Да утра, une rengaine sentimentale se perd dans la fraîcheur vespérale, aux bords d’un des étangs de Yasnaya Polyana, chez Tolstoï. Elle m’emmène vers un autre pays rêvé. Là-bas. Là-bas, plus loin encore.
Non, je n’ai pas envie de laisser ce dimanche soir où l’énergie se délie. Les beautés provinciales volettent comme des libellules ; je ne sais plus où donner du regard. Ou, plutôt, je les lance au hasard ces regards, comme un pêcheur.

(9) Да утра, a sentimental tune gets lost into the cool of the evening, by one of the Yasnaya Polyana ponds, at Tolstoï’s place. She takes me to another dreamland. Over there. Over there, further still.
No, I don’t feel like leaving this Sunday evening with energy getting loose. Provincial beauties flutter like dragonflies; I don’t know where to glance. Or rather, I throw those glances at random, like a fisherman.
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Des enfants patinent sur le Чисте Пруды, dans le soleil de midi, ce samedi de janvier. Je m’engage ensuite dans des passages, des cours très calmes. Mes pas se marquent dans la neige parmi les autres, cependant, j’ai l’impression d’évoluer dans des lieux désertés de leurs habitants et peut-être que le temps lui même finit par ralentir ou se détraquer.
Il me faut encore suivre une autre rue, un autre passage, franchir un portique entouré de colonnes, une grille en fer forgé, trouver la bonne porte ; oser entrer. Un couloir, sans doute est-ce là au fond, la dernière porte? Je sonne et frappe. Rien. J’ai envie de faire demi-tour, mais j’ose, je pousse la porte.
Elle est là, elle m’attend, elle semble m’attendre.

(10) Children are skating on the Чисте Пруды, in the midday sunshine, on this January Saturday. Then I walk along walkways, into very quiet courtyards. My steps leave their print in the snow among others, yet, I feel as if I were moving about in places deserted by their inhabitants, and maybe time itself is slowing down or breaking up.
I still have to walk down another street, another walkway, to cross a portico surrounded by columns, then a wrought iron gate, to find the right door; to dare enter. A corridor, I presume it is there at the end, the last door? I ring the bell and knock on the door. No answer. I feel like turning back, but I dare open the door.
She is there, she is waiting for me, she seems to be waiting for me.

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Nous nous asseyons autour du guéridon pour boire le thé qu’elle avait préparé à petites gorgées, en alimentant une conversation pareille à de petits traits dorés en russe et en anglais. Nous évoquons un âge d’or que nous tentons de retrouver, de faire revivre.
Elle avait mis une musique lente où les notes sont tirées en longueur avant d’éclater comme des bulles. J’ai l’impression que nous vivons un de ces instants rares qui échappent à la loi de la gravité terrestre ; hors du temps. Des plages de silence nous entourent.
Natacha sort de son sac une pellicule de Kodak, dont elle déchire l’enveloppe jaune, comme si c’était un chocolat. Elle me regarde avec détermination, avant de sortir un antique Hasselblad, charger l’appareil, ouvrir le capuchon de visée, pointer l’objectif sur moi, faire la mise au point, et appuyer à trois reprises sur le déclencheur.
Ensuite, elle pousse un soupir et elle déclare qu’elle doit travailler. La bulle éclate.

(11) We sit down at the pedestal table to sip the tea she had prepared, holding a conversation in Russian and in English similar to small golden lines. We talk about a golden age which we try to retrieve, to bring back to life.
She had put on a slow musical tune the notes of which stretched endlessly before blowing up like bubbles. I feel as if we were living one of those rare instants that escape the laws of earth’s gravity; out of time. Silent tracks surround us.
Natasha takes a Kodak roll film out of her bag, and tears its yellow envelope as if off a piece of chocolate. She looks at me determinedly before taking an ancient Hasselblad, loading it, opening the view finder, pointing the lens at me, focusing and taking three shots.
Then she sighs and says she has work to do. The bubble blows up.

*

Le soleil apparaît après une aube grise et je me promène au hasard dans Souzdal ensevelie sous une épaisse couche de neige et un froid très sec. C’est un paysage de contes de fées, et je me demande quel sortilège aura lieu au détour d’une de ces rues figées par le froid.
Je rentre dans les églises pour trouver un peu de chaleur. Cierges, encens, toutes ces fresques, ces icônes, ces figures, ces scènes déclinées à l’infini avec de subtiles variations. Cela me rassure ces aventures tragiques, ces grâces, ces coeurs flamboyants, auréoles, barbes blanches, ors, garances, indigos, esprit Saint. Cieux. Voûtes étoilées. Anges. Profusion. Dehors semble hostile, le vent souffle, siffle.

(12) The sunshine emerges after a dull dawn and I walk aimlessly in Souzdal buried under a thick layer of snow and in a very dry cold. It looks like a fairytale landscape, and I wonder which kind of spell will occur at the bend of one of those ice frozen streets.
I enter churches to find some heat. Candles, incense, all the frescos, icons, figures, endlessly adapted scenes with subtle variations. Those tragic adventures, graces, fiery hearts, halos, white beards, golds, madder, indigos, Holy spirit reassure me. Skies. Starry vaults. Angels. Profusion. Outside seems hostile, the wind is blowing and whistling.

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Au bord de la mer Blanche prise par les glaces, des familles se sont regroupées pour pratiquer des jeux d’hiver. Je me remémore une chanson de Julien Clerc : le Patineur. Je songe aussi à cette grande fille croisée au restaurant Большое куш, très romantique, démodée, avec une chevelure rousse ramenée en deux belles tresses, pas de maquillage, un sourire naturel dans les yeux. Elle discutait avec une amie autour de blinis à la crème aigre et de thé. Son amie était plus à la page et blonde. Je n’avais osé aborder la fille aux tresses, la lumière artificielle m’en dissuadait.

Lorsqu’elles s’étaient levées, j’avais remarqué que la rousse avait un peu de peine à enfiler sa moufle sur la main droite, elle faisait des petits gestes exaspérés de la gauche. D’ailleurs, sa main droite et son avant-bras semblaient d’une pâleur extraordinaire et sans vie. Je m’étais alors aperçu que c’était un bras postiche.
Ces libellules s’étaient alors envolées dans le nocturne orange et bleu d’Archangelsk.

(13) On the shore of the frozen up White Sea, families gathered to play winter games. I remember a song by Julien Clerc : le Patineur. I also think of that tall girl I saw in restaurant Большое куш, very romantic, old fashioned, with red hair tightened in two beautiful plaits, no make-up, a natural smile in her eyes. She was talking with a friend, eating blini in sour cream and drinking tea. Her friend was more up to date, and blond. I hadn’t dared approach the girl with the plaits, the artificial light dissuaded me.
When they stood up, I had seen that the red haired girl had some difficulty slipping her mitten on her right hand, she was making small irritated gestures with her left hand. Besides, her right hand and forearm looked terribly pale and lifeless. I had then noticed that it was a false arm.
These dragonflies had then flown away in the orange and blue night of Archangelsk.

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Nous entrons dans un appartement appelé одно комната квартира où pratiquement tout est resté intact depuis quarante ou cinquante années. Les papiers peints se décollent à peine des murs, le sol est toujours peint dans un badigeon brun de mélasse, quelques meubles en bois de teck, un matelas posé à même le sol. Un calme, un silence presque palpables, comme préservés du passage du temps.
Très vite, Anastassia me laisse pour aller se vêtir dans la salle de bain et apparaître, au bout d’une interminable minute, dans une longue robe jaune pâle, embellissante, parfaite.
C’était un soir de Minsk, en juin, où je frissonnaist d’excitation et de froid, dit-elle, ce printemps là était glacial, comme aujourd’hui, voyez-vous ? Les garçons portaient des costumes sombres un peu raides, des smokings, des chemises à col cassé et des nœuds papillon en velours noir ou pourpre. Nous avions toutes revêtu des robes longues aux tons pastel, confectionnées par nos mères les semaines auparavant.
Un petit ensemble de musiciens avait commencé assez vite à nous faire valser et, plus tard dans la soirée, à nous faire twister. Nous nous jaugions : la princesse et le prince allaient se reconnaître ce soir. Des espoirs de fille de Tourguéniev, des oiseaux qui s’envolent de leurs branches… Cela s’est terminé à minuit. J’avais mis cette robe jaune, elle me serre un peu aux épaules et aux hanches.

(14) We enter an apartment named одно комната квартира where practically everything has remained intact for forty or fifty years. Wallpapers barely come loose from the walls, the floor is still painted in a treacle brown colourwash, a few pieces of teak furniture, a mattress on the bare ground. Almost palpable peace and quiet, as if protected from time passing by.
Soon, Anastassia leaves me alone, she goes and gets dressed in the bathroom and after a never-ending minute, appears in a long pale yellow, beautifying, perfect dress.
It was a June evening in Minsk, I was shivering with excitement and cold, she says, spring was freezing that year, like today, you see? Boys were wearing dark and somewhat stiff suits, tuxedos, wing collar shirts, and black or purple velvet bow ties. We were all wearing long pastel shade dresses sewn by our mothers the weeks before.
A small band of musicians had soon started to make us waltz, then later in the evening, to make us twist. We were sizing one another up: tonight, princess and prince were going to recognize one another. Dreams as a Turgenev girl can have, birds flowing away from their branches … It ended up at midnight. I was wearing that yellow dress, it is a bit tight around the shoulders and the hips.

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Juste après avoir défait le canapé-lit de la pièce à vivre de son appartement, Nataliya m’apporte un grand verre d’eau, dans lequel deux quartiers de citron sont en train de sombrer, et une pomme coupée en deux. Cela me rassurera pour la nuit, dit-elle.
Je la raccompagne jusqu’à l’entrée, la laisse franchir le couloir pour s’introduire dans sa chambre. Elle verrouille la porte d’un geste sec.
Alors, je m’allonge, prends mon Gardénal avec cette eau citronnée et, peu à peu, je goûte cet engourdissement si apaisant, avant d’éteindre, de laisser le sommeil me gagner. La lumière orange des lampadaires de la rue filtre à travers les stores vénitiens.
Je vais passer une nuit douce comme au temps où je vivais chez ma babouchka. Lors de mes réveils, je boirai des petites gorgées de cette eau qui sera de plus en plus amère.

(15) Right after opening the sofa bed in the small living room of her apartment, Nataliya brings a big glass of water to me into which two slices of lemon are sinking, and an apple cut in halves. This will reassure me for the night, she says.
I take her to the entrance, let her cross the corridor and get into her room. She bolts the door with a sharp movement.
Then I lie down, swallow my Gardenal with the lemon-flavoured water and gradually enjoy this soothing numbness before switching off the light, and letting sleep overcome me. The orange shade of the street lights filters through the Venetian blinds.
I will have a sweet night like when I was living at my babushka’s. Each time I wake up, I will take small sips of this water tasting more and more bitter.

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Tatiana Mikhaïlovna Lebeninova est née en Azerbaïdjan dans les années cinquante, au temps des étoiles rouges bordées d’or. C’était dans une petite ville tenue secrète qui jouxtait un aérodrome militaire. Mikhaïl, son père, était pilote de jet de chasse, il avait enlevé des médailles lors de missions de l’escadrille Normandie-Niémen.
Deux semaines avant la naissance de Tatiana, son père était parti en reconnaissance, un matin de soleil, une mission de routine quand, pour une raison restée inconnue, son Як 57 était parti en vrille, avant de s’écraser à proximité de la république socialiste de Géorgie, paraît-il.
Et deux mois plus tard, la mère et son bébé avaient dû quitter l’Azerbaïdjan pour revenir à Vologda, dans le nord de la Russie, où elles avaient de la famille. Elles avaient ensuite vécu difficilement dans une chambre d’une de ces belles maisons en bois de la rue Leningradskaya.

(16) Tatiana Mikhaïlovna Lebeninova was born in Azerbaijan in the fifties, at the time of red stars with a golden rim. It was in a small secret town that adjoined a military airfield. Mikhaïl, her father, was a fighter jet aircraft pilot, he had won medals during missions with the Normandie-Niémen squadron.
Two weeks before Tatiana’s birth, her father had gone on reconnaissance, on a sunny morning, for a routine mission, when, for an unknown reason, his Як 57 had spun out of control and crashed near the socialist republic of Georgia, it seems.
And two months later, mother and baby had to leave Azerbaijan to return to Vologda, in northern Russia, where they had family. Then they had lived with difficulty in a room in one of those beautiful wooden houses in Leningradskaya street.

*

Les rues de Minsk sont écrasées de chaleur, de lumière, je marche avec Julia. Elle est grande, ne porte pas de lunettes de soleil, elle allonge le pas. J’ai du mal à la suivre, j’ignore où nous allons.
Nous passons en face de l’hôtel Europe. C’est sans doute un de mes phantasmes : une belle jeune femme à l’allure réservée, voire sage, me donne un rendez-vous dans un hôtel de luxe pour faire l’amour l’après-midi.
Mais nous laissons l’hôtel Europe sur notre droite, passons en face du Grand Café. Nous nous engageons dans des parallèles, des perpendiculaires, des cours, des portiques. Julia prend des raccourcis. Soleil. Ombre. Soleil. Ombre. Rue Karl Marx, je la suis dans un immeuble digne d’un KGB. Un couloir, un deuxième plongé dans l’obscurité et le frais. Mes pieds s’enfoncent dans une moquette épaisse, sans doute grenat. Une musique swing, un bar immense, quelques tables pour la plupart désertes dissimulées dans le noir. Nous voilà plongés dans une nuit transatlantique au plein coeur de Minsk.
Julia me parle de

(17) The streets in Minsk are crushed with heat and light, I walk with Julia. She is tall, wears no sunglasses, she quickens her pace. I have trouble following her, I don’t know where we’re going.
We walk past hotel Europe. It is probably one of my fantasies: an attractive young woman, looking reserved, even shy, arranges to meet me in a luxury hotel to make love in the afternoon.
But we leave hotel Europe on our right hand side, walk past the Grand Café. We walk into parallel, then perpendicular streets, into courtyards, under porticos. Julia takes short cuts. Sunshine. Shadow. Sunshine. Shadow. Karl Marx street, I follow her into a KGB like building. A corridor, a second one sunk in darkness and cool. My feet sink into a thick, probably dark red carpet. A swinging tune, a huge bar, a few tables, most of them deserted, concealed in the dark. Here we are lost in a transatlantic night in the very heart of Minsk.
Julia tells me about

*

elle me parle de ses pensées secrètes lorsqu’elle avait lancé sa couronne de fleurs dans les eaux vertes du lac du jardin botanique, dimanche dernier, lors de la fête d’Ivan Koupala. C’était une heure crépusculaire, au faîte du solstice d’été où le jour sombre dans un bleu gris Nous observions toutes ces couronnes de fleurs, confectionnées une heure ou deux auparavant, dériver comme les vœux de leurs propriétaires.

J’avais sympathisé avec son amie, Natalya, vêtue d’émeraude, piquée de désirs et de curiosités. Elle m’avait confié sa couronne, le temps d’une photographie. Ensuite, nous avions échangé nos coordonnées en nous promettant de nous revoir, de prendre langue au calme. Julia, quant à elle, m’avait glissé un billet avec son numéro de téléphone avant de filer vers une soirée dansante donnée un peu plus loin.

(18) she tells me about her secret thoughts, when she had thrown her flower wreath in the green water of the botanical garden lake, last Sunday, during Ivan Koupala’s party. It was a late afternoon hour, at the height of summer solstice when the day sinks into a blue grey. We were looking at the flower wreaths, made one or two hours earlier, drifting away like their owners’ wishes.

I had taken to her friend Natalya, dressed in emerald-green and filled with desires and curiosities. She had entrusted her wreath to me, the time of a picture. Then we had given each other our coordinates and promised to meet again, to get in touch quietly. As for Julia, she had slipped a note to me with her phone number before making off to a dancing party a little further away.

*

Contre toute attente, lorsque j’arrive chez Natalya, elle n’est pas seule, il y a là deux inconnues qu’elle me présente : Darya en robe du soir turquoise et faux cils et Tamara pareille à une dame du Caucase. Toutes les fenêtres de l’appartement surchauffé sont occultées de voiles blancs, j’ai l’impression étrange d’être dans un loft d’une ville américaine, LA ou San Francisco… Mais, nous dînons de plats typiques du Bélarus :

Халаднiк
Дранiкi
Мачанка p блiнамi
Калдуны
Яешня з салам

Assez vite, Darya prend le devant de la conversation avec d’agréables gestes, sourires, rires, mouvements gracieux.

À cet instant vague où l’attention se relâche, elle se lève, glisse vers le grand miroir en esquissant quelques pas de valse et lance en ramenant ses cheveux en une tresse : que devrais-je faire pour devenir une fille de Tourguéniev ? Une fille de Tourguéniev se doit de… Elle pouffe avant d’éclater de rire.

(19) Against all odds, when I arrive at Natalya’s, she is not alone, there are two unknown girls whom she introduces to me : Darya in a turquoise evening dress and wearing false lashes, and Tamara looking like a lady of the Caucasus. All the windows of the overheated apartment are hidden with white veils, I have a strange feeling of being in a loft in an American city, LA or San Francisco … But we have dinner with typical Belarus dishes :

Халаднiк
Дранiкi
Мачанка p блiнамi
Калдуны
Яешня з салам

Soon, Darya leads the conversation with pleasant gestures, smiles, laughs, graceful movements.

At the vague instant when attention drops, she rises, slides to the large mirror, half making a few waltz steps and cries out while bringing her hair into a plait: what should I do to become a Turgenev girl ? A Turgenev girl is bound to … She giggles before bursting into laughter.

*

Nata Malkovitch porte les robes, les ensembles de sa mère, ceux des beaux jours des années soixante et soixante-dix. Des chamarrés, des lignés, des coordonnés, des couleurs. On s’envole vers des bals populaires, des thés entre amies, des matinées, des chocolats aux creux des après-midis, des plages de vacances au bord de la mer Noire, en Crimée ou en Abkhazie.
Elle met au jour la nostalgie de sa mère, l’augmente d’autres souvenirs qui n’appartiennent ni à l’une, ni à l’autre. Elle danse le lindy hop, ses pas l’emportent plus loin encore dans l’espace et le temps.
Les nostalgies s’attirent et se rejoignent, sait-elle qu’il y a des années, je fouillais la garde-robe de mon père pour y trouver les souvenirs d’un temps perdu et de me vêtir de ce temps ? Un imper gris en Tergal, une cravate assez fine lie de vin, un foulard en soie approximative. Bretelles, pantalons trop courts laissant apparaître des chaussettes blanches, brogues noires ou chestnut aux bouts glacés.

(20) Nata Malkovitch wears her mother’s dresses and ensembles, those of the good old days back in the sixties and the seventies. Richly brocaded, lined, coordinated, colourful. We fly to local dances, to teas with girl friends, to matinees, to mid-afternoon chocolates, to holiday beaches on the shore of the Black Sea, in Crimea or in Abkhazia.
She discloses her nostalgia of her mother, increases it with other memories which belong to neither of them. She dances lindy hop, her steps take her still further away in space and time.
Nostalgias attract one another and join up, does she know that years ago, I was searching my father’s wardrobe to find the memories of a lost time and to get dressed with that time? A grey Tergal trenchcoat, a rather thin wine-coloured tie, a scarf made of approximate silk. Braces, too short trousers showing white socks, black or chestnut brogues with glazed points.

*

J’essaye de trouver des lointains dans le temps, dit Oxana, dans le temps qui précède ma naissance, une autre vie, une autre ère. Cette autre vie m’apparaît par bribes lorsque je me relâche, certains après-midis, lors de ces heures creuses où tout se fige.
Elle reprend : je me souviens d’un bal dans l’un de ces domaines de la région d’Orel ou de Toula. À ce bal, j’avais remarqué un homme au regard tragique à qui j’avais accordé toutes mes danses, en dépit des convenances. Nous nous étions revus le lendemain, à l’ombre d’un nid de gentilshommes, les tilleuls nous enveloppaient de leur parfum. Il m’avait vite embrassé, c’était un baiser pur et charnel. Il partait le lendemain pour le Caucase, mais nous nous étions promis de nous revoir dans les semaines suivantes là-bas ou à Moscou. Ensuite, tout s’était brouillé, était-ce une guerre ou la révolution? Tout avait sombré dans le noir. Et me voilà, un siècle plus tard, à jeter des ponts flottants entre ces éléments épars d’une existence qui est pourtant la mienne.

(21) I try to find faraway memories, Oxana says, dating back to before my birth, to another life, another era. This other life shows up by fragments when I relax on some afternoons, during those empty hours when everything
freezes.
She speaks again: I remember a ball in one of those properties in the Orel or Toula area. At this ball, I had noticed a man with a tragic look to whom I had devoted all my dances, in spite of social conventions. We had met again the following day, in the shadow of a “gentlemen’s nest”, linden trees surrounded us with their fragrances. He had quickly kissed me, it was a pure and carnal kiss. He was to leave on the next day to the Caucasus but we had promised one another to meet again in the following weeks, there or in Moscow. Then, everything had mixed up, was it war or revolution? Everything had sunk into darkness. And here I am, a century later, throwing floating bridges between the scattered elements of a life which is mine nevertheless.

*

Yana apparaît avec un léger sourire, aérienne, sur des ballerines blanches, un blue-jean clair, un caraco noir ; elle est pareille à une danseuse de ballet. Une lumière de nacre émane de son visage entouré d’un chignon strict.

L’heure commence à bleuir, nous quittons Némiga pour traverser le pont sur la Svislach. Nous tenons des propos légers en longeant les rares demeures historiques du vieux Minsk. Ensuite, nous longeons l’école militaire, tous feux éteints, laissons le parc du Théâtre dans l’obscurité, pour arriver dans un quadrilatère de maisons à un étage, très charmantes, peintes en jaune paille – certaines sont délabrées ou abandonnées. Cet ensemble forme un quartier calme dans le coeur de la ville, avec quantité d’arbres, des ébauches de potagers, des flots d’hortensias, des guirlandes de cosmos. Quelques fenêtres sont éclairées de lumières vacillantes et orangées. Nous franchissons alors les vestiges d’une enceinte pour nous introduire dans ces jardins, suivre des sentiers, traverser des allées.

Богдановица улица
Кыселеева улица
Чичерина улица
Комуницичиская улица

Nous poursuivons notre progression dans ce labyrinthe, comme des voleurs. J’éprouve une petite inquiétude, le silence me semble étrange, voire pesant ; je sens la présence de fantômes. Parfois, une échappée dans les rues nous laisse une belle perspective sur le théâtre ; et on revient sur nos fantômes. Les fantômes du temps.
La nuit nous surprend, des souffles glacés me font frissonner. Au loin, une lueur semble nous lancer des appels, comme un phare.

(22) Yana appears, smiling lightly, ethereal, on white ballet shoes, wearing light blue jeans, a black camisole ; she looks like a ballet dancer. A pearly light emanates from her face surrounded by a strict bun.

The hour is turning blue, we leave Nemiga and cross the bridge over the Svislach. We express light sentiments while driving along the rare historic houses in old Minsk. Then we drive along the military school, all lights out, leave aside the Theater park in the darkness, and come into a quadrangle formed by very charming one storey houses, painted in straw yellow – some are in ruins or deserted. This forms a quiet district in the heart of the city, with a great deal of trees, hints of vegetable gardens, flows of hydrangea, garlands of cosmos. Some windows are lit with flickering and orange-hued lights. We then cross the remains of a surrounding wall to get into those gardens, follow paths, cross alleys.

Богдановица улица
Кыселеева улица
Чичерина улица
Комуницичиская улица

We carry on in this labyrinth, like thieves. I feel slightly worried, the silence seems strange to me, even heavy; I feel the presence of ghosts. Sometimes, a break in the streets gives us a nice viewpoint on the theatre; and we come back to our ghosts. Ghosts of time.
Night overtakes us, frozen breaths make me shiver. Far off, a faint light seems to call for us, like a headlight.

*

Un dimanche après-midi où l’heure s’égare, où l’air forme une masse compacte, pesante. Des grondements troublent le silence, la pluie commence à tomber.
Dans l’appartement, comme dehors, la lumière s’éteint. C’est une heure bleue de fin d’après-midi d’hiver. Les saisons se confondent, la nuit arrive, peut-être, sans doute, sûrement, le temps lui même éclate de sa coque.
Natacha me lit un poème qu’elle a écrit où il est question de secrets. Le tonnerre couvre sa voix par intermittence. Elle fait des pauses, des silences où l’on entend la pluie s’écraser sur les fenêtres. Non, on n’allume pas.

(23) A Sunday afternoon when time gets lost, when air forms a compact, heavy mass. Rumbles disrupt the silence, the rain begins to fall.
In the apartment, as outside, light dies off. This is a blue hour of a late winter afternoon. Seasons mix up, night is coming, maybe, probably, surely, time itself blows up out of its shell.
Natasha reads me a poem which she has written herself, about secrets. At intervals, thunder covers her voice. At times she makes pauses, silences during which we hear the rain beat against the windows. No, we don’t switch on.

*

Je découvre des zones de silence dans les cours, des passages à l’infini où le temps se maintient en suspension. Dans le Jardin d’Eté, les filles de Tourguéniev, nimbées de lumière et d’effluves d’eau de Cologne Impériale se déplacent aussi rapidement que des papillons… se posent… volent… se posent… repartent à nouveau dans un bruissement d’ailes… filent… et ainsi de suite. Elles évoluent souvent par paires, aussi naïves que timorées, certaines de leur bon goût.
Lumière, bonheurs du jour, l’air frais du golfe de Finlande s’engouffre dans les rues et je surprends mes pensées qui s’égarent vers le sud, vers le Bélarus vers cette autre Lumière révélée un soir d’été.

(24) I find areas of silence in the courtyards, endless walkways where time remains suspended. In the Summer Garden, the Turgenev girls, bathed in light and Imperial Eau de Cologne exhalations, move around as fast as butterflies … land … fly … land … fly away again with rustling wings … take off … and so on. They often move about two by two, as naïve as timorous, sure of their good taste.
Light, joys of the day, the fresh air of the Gulf of Finland rushes into the streets and I find my thoughts drifting southward, towards Belarus, towards that other Light revealed on a summer evening.

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Maria évoque le hors temps, le hors temps de ces personnes restées dans le passé et qui ne peuvent en ressurgir. Ces femmes qui attendent encore le retour de leurs maris longtemps après la fin de la seconde guerre mondiale, ou d’un emprisonnement ou encore d’une déportation, et qui, non seulement attendent jusqu’à la fin de leurs vies, mais transmettent cette attente à leurs filles voire à leurs petites filles !
Sans doute, le Temps n’est pas linéaire, ajoute t-elle, il serait plutôt similaire à une spirale maladroite, il y a nécessairement des interférences entre les parois de cette spirale, des endroits où les cloisons du temps, pour ainsi dire, sont tellement ténues qu’il serait ainsi possible de VOYAGER DANS LE TEMPS.
Au fur et à mesure de notre échange, je sens mon individu s’engourdir et les sons s’estomper dans l’appartement de Maria. Je me demande quel ancêtre peut l’habiter, elle ?

(25) Maria evokes the out of time, the out of time of those remained in the past and who cannot re-appear. Those women who keep waiting for their husbands to come back long after the end of the second world war, or of imprisonment, or deportation, and who, not only wait until the end of their lives, but pass on this expectation to their daughters and even to their granddaughters !
Of course, Time is not linear, she adds, it is rather similar to an awkward spiral, there are inevitably interferences between the walls of that spiral, places where the walls of time so to speak are so thin that it would possible to TRAVEL WITHIN TIME.
As our exchange goes along, I feel my body grow numb and sounds become blurred in Maria’s apartment. I wonder which ancestor can inhabit her ?

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L’été, elle porte des sandales en cuir naturel ou des ballerines très souples, toujours unies, sans fantaisie, en blanc, en bleu, en rose, en marine. Elle ne supporte que des robes longues dans des cotonnades légères – ou du lin – imprimé de petites fleurs. Ces robes, associées à sa silhouette longiligne, lui donnent un air des années trente.
Ses talons montrent la marque de petites blessures prodiguées par les lanières des sandales qu’elle affectionne. Des sparadraps protègent un temps ces petits dommages, le temps de la guérison, ensuite d’autres se forment un peu plus haut ou un peu plus bas. Elle n’est jamais en paix, ces marques mettent des mois à disparaître. L’automne arrive alors. Il n’est pas rare qu’au creux de l’hiver, elle masse machinalement ses talons, la mémoire de ses chaussures et de la belle saison.

(26) In the summer she wears natural leather sandals or very flexible ballet shoes, always plain, without fancy, white, blue, pink, navy blue. She bears only long dresses in light cotton fabric – or in linen – printed with small flowers. These dresses, associated with her slim silhouette, give her an air of the thirties.
Her heels show the mark of small wounds lavished by the straps of the sandals she is fond of. Plasters protect those small damages for a while, time for healing, then new ones appear a bit higher or a bit lower down. She is never at peace, those marks take months to disappear. Then autumn comes. It is not unusual for her, in the midst of winter, to rub her heels without thinking, the memory of her shoes and of the summer months.
Je trouve le passage Malii Kisel’nii perenhok et le café où Katia m’attend. Elle m’emmène quelques rues plus loin, au Théâtre de Moscou. Nous déclinons nos identités à un gardien aux cheveux blancs, presque obséquieux.
Nous progressons dans un dédale de couloirs, de portes, d’escaliers plongés dans une obscurité quasi matérielle, épaisse, lourde et gluante. Il règne une odeur de fumée forte et écoeurante… nous entrons dans une salle de spectacle qui a été incendiée il y a quelques mois. Deux fenêtres obscurcies par une épaisse couche de suie dégagent des contours, le décor d’une de ces tragédies jouées tant et tant de fois là, sur cette scène où nous nous installons pour parler.

Je la sens absente et je tente d’alimenter une conversation qui s’avère vite bancale. Sans suite. Sans sujet. Hors propos. Je crois que je parle à un vrai fantôme, ce lieu semble nous prendre toute notre énergie.
Katia dit enfin : vous savez, je n’ai pas de sang russe : une grand-mère Allemande, une autre Hollandaise qui se sont trouvées ici à la fin de la seconde guerre mondiale et se sont mariées à des Baltes. Une suite de hasards tragiques. Et je ne suis déjà plus d’ici, je m’envole pour les USA dans moins d’une semaine.

(27) I find the Malii Kisel’nii perenhok passage and the café where Katia is waiting for me. She takes me a few streets further on, to the Moscow Theater. We state our identities to a white haired, almost obsequious watchman.
We carry on through a maze of corridors, doors, stairs immersed in an almost material, thick, heavy and sticky darkness. A smell of strong and sickening smoke prevail … we come into a theatre that was set on fire a few months ago. Two windows darkened with a thick layer of soot bring out outlines, the set of one of those tragedies so often played there, on the stage where we sit down to talk.
I feel she is not listening and I try and keep the conversation going, which soon turns out to be aimless. Disjointed. With no topic. Out of scope. I think I am talking to a real ghost, this place seems to be taking all our energy away.
Finally Katia says: you know, I have no Russian blood: a German grandmother, another Dutch one, who happened to be here at the end of the second world war and married Baltic men. A succession of tragic coincidences. And I am already no longer from here, I am flying to the States in less than a week.

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Il y a quelques années, à Vladivostok, mon amie Irina m’avait parlé des
– les Filles de Tourguéniev – dont elle se sentait très proche. Nous avions dressé une liste des particularités des filles de Tourguéniev d’aujourd’hui : manières délicates, modestes, raffinées, simples, romantiques, vivent dans leurs rêves, féminine, tout en ne se maquillant pas, ni vulgaires, ni provocantes, ni sexys, s’habillent avec des vêtements rétro – voir vintage -, s’intéressent à la littérature, à la musique classique, jouent d’un instrument, connaissent plusieurs langues (souvent le Français et l’Italien), dansent la valse, rougissent lorsqu’elles entendent des impolitesses, elles ont des principes moraux bien établis et solides, dévouées, elles appartiennent à différentes couches sociales, elles ne sont pas réunies en réseau…

(28) A few years ago, in Vladivostok, my friend Irina had spoken to me about – the Turgenev girls – with whom she felt very close. We had listed the peculiarities of today’s Turgenev girls: delicate manners, modest, refined, simple, romantic, living in their dreams, feminine, though with no make up, neither vulgar nor provocative, nor sexy, dressed with retro fashioned – even vintage – clothes, fond of literature, of classical music, playing an instrument, speaking several languages (often French and Italian), waltzing, blushing when they hear rude remarks, they have well established and strong moral principles, they are devoted, they come from several social classes, they are not part of any network …

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